Pascale Caussat est journaliste indépendante spécialisée économie, tendances, art de vivre. Elle collabore avec de nombreux journaux et magazines comme Le Journal du Dimanche ou Stratégies. Elle écrit aussi sur le chanvre en compagnie de sa consoeur Marie Nicot et de la photographe Snezana Gerbault pour notamment Alternatives Économiques, 4 saisons et Culture Agri. Cette belle équipe a en effet réalisé de nombreux reportages sur le sujet dans toute la France. Pour cela, elles sont allées à la rencontre des producteurs et transformateurs de la filière textile mais aussi du bâtiment et de l’alimentation.

Experte et passionnée par cette plante aux multiples vertus, Pascale Caussat a animé une table ronde sur le chanvre. Retrouvez le replay ici!

Nous vous proposons grâce à l’article d’en apprendre un peu plus sur le retour en grâce du chanvre et ses défis. Le chanvre est une plante économe en eau et ne nécessitant pas d’utilisation de pesticides. Cet article est extrait de l’article Alternatives Économiques Chanvre du 05/03/2021 en lien avec Pascale Caussat et Marie Nicot.

Chanvre, le choc des cultures

Capable de croître sans pesticide, Cannabis sativa L. répond aux défis écologiques. Le bâtiment et le textile recherchent ses fibres, quand ses propriétés relaxantes et psychotropes attisent la convoitise. Chanvre industriel ou récréatif, deux mondes s’affrontent.

champ de chanvre

©Snezana Gerbault. À bas bruit, le chanvre, cultivé jadis pour ses fibres puis tombé en désuétude, reprend du service.

En quelques minutes, des flammes jaillissent des fenêtres et un immense feu embrase la façade de deux étages. Mais rien à craindre: il s’agit d’un test d’une heure mené en octobre au centre d’essai du feu à Epernon (Eure-et-Loir) sur une façade en béton de chanvre de plus de 6 mètres de haut et presque autant de large. Les résultats officialisés le 19 janvier sont encourageants: 125 capteurs prouvent que le béton de chanvre, mélange de fibres issues de cette plante de chaux et de ciment, est conforme aux règles de sécurité exigées par l’État.

La température a grimpé jusqu’à 1100 degrés, mais l’alliage a joué son rôle de protection thermique. Désormais, les architectes pourront l’utiliser pour construire des immeubles, collèges ou lycées, hauts de sept étages maximum et susceptibles d’accueillir jusqu’à 700 personnes. Une consécration pour ce biomatériau qui avait déjà gagné une première victoire dans le cadre des futurs Jeux de 2024. La Solideo, société de livraison des ouvrages olympiques, compte l’utiliser à la place de la laine de verre, afin d’isoler les bâtiments des athlètes en Seine-Saint-Denis.

 

Retour en grâce

À bas bruit, cette plante cultivée jadis pour ses fibres puis tombée en désuétude reprend du service. Jusqu’au début du XXe siècle, elle rythmait le quotidien des paysans partout dans le monde, qui cultivaient le chanvre pour s’habiller, s’éclairer, fabriquer de la toile et de la corde. Son histoire accompagne les conquêtes humaines: sans elle, pas de traversée du Mayflower en 1620, dont les cordages et les voiles étaient constitués de chanvre. Pas de Bible de Gutenberg (1455), pas de Déclaration d’indépendance des États-Unis (1776), imprimées sur du solide papier de chanvre.

L’industrialisation du coton a eu raison de cette matière textile rustique. Mais il a fallu aussi l’action concertée des industriels américains du nylon, du pétrole et de la pâte à papier à base de bois pour éradiquer cette culture contraire à leurs intérêts. Leur lobbying a permis le vote du Marijuana Tax Act en 1937 qui a criminalisé le chanvre, assimilé à une drogue, interdisant tous ses autres usages. En France, la surface cultivée est passée de 170000 à 700 hectares entre 1900 et 1960.

Et pourtant, «cette plante ne se laisse pas faire. Elle est trop liée au développement de l’humanité pour disparaître», affirme Vincent Lartizien, fondateur de la marque alimentaire Les Chanvres de l’Atlantique.

La renaissance a commencé en 1973 avec la création de la Chanvrière de l’Aube, première coopérative française destinée à l’origine à l’industrie papetière, le chanvre étant d’une résistance sans pareille pour le papier à cigarettes et les billets de banque. À partir des années 1990, les agronomes ont redécouvert l’intérêt d’intégrer dans la rotation des cultures Cannabis sativa L., le nom botanique du chanvre, capable de pousser jusqu’à trois mètres de haut en quelques mois sans engrais ni pesticide et peu d’irrigation.

 

Le chanvre pousse tout seul

Dès 1993, la coopérative Interval située à Arc-lès-Gray en Haute-Saône s’est lancée dans cette culture en rotation avec le blé, valorisant sa paille dans la plasturgie. Pionnière, cette initiative s’est révélée judicieuse: «Ce végétal pousse si vite qu’il étouffe les mauvaises herbes. Il rompt le cycle des maladies et des adventices. Il n’y a pratiquement rien à faire: cela pousse tout seul», s’émerveille Gilles Chanet, responsable du site. Selon Interchanvre, fédération des producteurs et transformateurs, cette plante est capable de capter 15 tonnes de CO2 par an et par hectare.

©Snezana Gerbault. Le chanvre peut être transformé en biomatériaux pour la construction automobile, le bâtiment, l’alimentaire, le textile…

Dès le mois de juin, le paysage vallonné est moucheté de parcelles vert intense qui attirent l’œil. Inutile de prendre son sécateur pour dérober les feuilles étoilées. La coopérative s’approvisionne en semences certifiées par l’organisme Hemp-It et dont le taux de THC (molécule tétrahydrocannabinol aux propriétés psychoactives) reste inférieur à la limite légale de 0,2%.

Actuellement, la loi française interdit de récolter la fleur pour en extraire du THC comme du CBD (cannabidiol, molécule sans propriété stupéfiante) (1). Seul le décret du 9 octobre 2020 autorise l’expérimentation du cannabis auprès de 3 000 patients atteints de maladies chroniques. Celle-ci commencera le 31 mars pour une durée de deux ans.

«Au début, les gendarmes et certains petits malins se trompaient, s’amuse Gilles Chanet. Mais nous ne cultivons pas de chanvre récréatif. Les contrôles sont stricts et nombreux.»

 

En trente ans, la France est devenue le premier producteur européen avec 17 900 hectares cultivés en 2019 par 1 400 agriculteurs dans tout l’arc ouest, nord et est du territoire. La filière est organisée autour d’une petite dizaine de groupes appelés chanvrières (La Chanvrière de l’Aube, Cavac, Planète Chanvre, Eurochanvre…) qui transforment plus de 80 000 tonnes de végétal en biomatériaux pour la construction automobile (tableaux de bord, intérieurs de portes), le bâtiment, l’alimentaire, le textile… Elle compte aussi une multitude de francs-tireurs en circuit court, participant à la réhabilitation de cette plante ancestrale au niveau local.

 

Développer la filière

Si les qualités écologiques du chanvre ne sont plus à démontrer, le plus ardu reste la conquête de nouveaux marchés, indispensable pour sécuriser les revenus des agriculteurs. En 2015, après des années d’investissements en matériel, Interval a créé APM (Automative Performance Materials), une co-entreprise avec le sous-traitant automobile Faurecia chargée de valoriser les bioplastiques.

«Le grand public l’ignore, mais des tableaux de bord composés de 20% de chanvre équipent les modèles Zoe et Megane de Renault», souligne avec fierté Philippe Guichard, président d’Interval. «Actuellement plus d’un million de véhicules circulent avec des équipements en alliage de chanvre», assure Franck Barbier, président de Planète Chanvre. Plus légers, ils concourent à rendre les véhicules moins énergivores. Ces pièces sont aussi plus faciles à recycler.

Certes, la crise liée à la pandémie freine la construction automobile. Mais le chanvre profite de la volonté de «verdir» l’économie sur le long terme. Une tendance bien réelle dans le bâtiment, deuxième grand débouché des chanvrières après le secteur automobile. Depuis juillet 2019, le dispositif Eco-énergie tertiaire impose aux constructeurs la neutralité carbone d’ici 2050 pour les bâtiments de plus de 1000m².

Pour contrer le puissant lobby du béton conventionnel, le chanvre mise sur les qualités durables et non polluantes des briques et des isolants. Le plan de relance déployé par l’Etat pour soutenir l’économie française devrait également encourager l’innovation. «Nous avons obtenu un financement de 1,4 million d’euros pour travailler sur la maîtrise des odeurs des matériaux végétaux et sur la fin de vie du béton de chanvre en partenariat avec l’Ademe [l’Agence de la transition écologique NDLR]», confirme Pierre Bono, directeur du centre Fibres Recherche Développement (FRB), labellisé par l’Etat.

 

Remplacer le coton?

La filière la plus difficile à relancer est le textile. Elle demande en effet une mécanisation spécifique pour obtenir des fibres longues propices à un tissage fin. C’est pourtant celle qui aurait le plus d’impact face au coût environnemental et social du coton: jusqu’à 11000 litres d’eau sont nécessaires à la fabrication d’un seul jean, selon l’Ademe.

Actuellement, seule la Chine est à même de fournir des quantités industrielles de chanvre textile avec le soutien actif du gouvernement (voir encadré en fin d’article). En France, la Chanvrière de l’Aube propose une solution à base de fibres courtes ou d’étoupes qui se prête aux mélanges avec du coton. On la retrouve dans des chaussettes Decathlon et des housses de coussin Ikea.

Tissu chanvre Thierry

©Snezana Gerbault. Le chanvre est beaucoup moins polluant que le coton. Une filière est en train de se reconstituer en France.

En Normandie, l’association Lin et chanvre bio travaille d’arrache-pied pour mettre au point un outil dédié aux fibres longues. Fin 2020, le premier prototype de jean en chanvre cultivé en France a vu le jour, issu de sa coopération avec le tisseur Emanuel Lang en Alsace et le confectionneur Le Gaulois près de Lyon. Seule la filature a été réalisée en Pologne dans l’usine délocalisée du Français Safilin.

«Le chanvre textile a un grand potentiel, se félicite Jean-Charles Tchakirian, fondateur du Gaulois. Face à la mondialisation qui a fait du jean un produit très polluant, tout un parcours de revalorisation du savoir-faire se met en place en France.»

Dans le Sud-Ouest, Pierre Amadieu, fondateur de la société Hemp-Act, mène ses propres expériences pilotes de fibres semi-longues avec l’ambition de proposer un jean en chanvre d’Occitanie dès cette année.

«Le chanvre textile est une matière très valorisable, à partir de 1500 euros la tonne après défibrage contre 700 euros pour le chanvre technique, affirme-t-il. On est à l’aube d’une nouvelle économie à base de matériaux fixateurs de carbone, générateurs d’emplois non délocalisables.»

 

Une législation stupéfiante

Le chanvre, un nouvel eldorado? Il attire en tout cas une génération d’entrepreneurs bien différents des pionniers des années 1990. Plus jeunes, plus citadins, ils s’intéressent au CBD, molécule aux propriétés relaxantes que l’on retrouve dans la composition de produits cosmétiques, alimentaires ou liquides pour cigarettes électroniques. Ces nouveaux chantres du chanvre se heurtent à l’écueil de l’interdiction d’exploiter la fleur en France, dont est extrait le CBD.

Alors que la France est le premier producteur européen, ces sociétés doivent s’approvisionner à l’étranger pour commercialiser cette molécule qui n’est pourtant pas classée comme stupéfiant. Une distorsion de concurrence difficile à comprendre. Les jeunes entrepreneurs se sont fédérés au sein du Syndicat des professionnels du chanvre qui mène un lobbying intense pour clarifier la réglementation

Une décision récente de la Cour de justice de l’Union européenne va dans leur sens en statuant sur l’autorisation de la commercialisation du CBD en France. Pour certains, ce jugement ouvre la voie à l’autorisation d’un CBD made in France.

À cela s’ajoute la législation de la France en matière de THC, la molécule qui caractérise le chanvre récréatif. Une mission parlementaire, dont les conclusions sont attendues pour avril, a lancé une consultation citoyenne pour prendre le pouls de l’opinion à propos du cadre actuel. Les avis s’affrontent autour d’une plante que certains considèrent injustement diabolisée, d’autres dangereuse pour la santé.

Pour ses défenseurs, la dépénalisation à l’égal de l’alcool et du tabac permettrait une plus large valorisation du chanvre dans tous ses usages et rapporterait des taxes à l’État. Ses opposants au contraire pointent les effets addictifs du THC et les risques d’escalade vers des drogues plus dures, surtout si on casse un trafic clandestin mais lucratif.

Chine, super puissance du chanvre

Si la France est le premier producteur européen de chanvre avec 17900 hectares en production en 2019, la Chine est de loin le leader mondial avec 66700 hectares, selon Interchanvre, la fédération des producteurs et transformateurs de cette plante. L’empire du Milieu se mobilise en faveur d’une alternative au coton, culture qui exige beaucoup d’eau et de pesticide. En plus du textile, la Chine concurrence l’Hexagone sur deux marchés phares: la construction et l’alimentaire. Tout le contraire des pays d’Amérique du Nord, les États-Unis et le Canada, qui misent sur le cannabis thérapeutique et récréatif, et le CBD ou cannabidiol, molécule sans propriété stupéfiante présente dans des produits alimentaires, cosmétiques… Le Colorado par exemple a dépénalisé l’usage du cannabis ce qui a favorisé l’émergence d’une économie très lucrative.

(1) Le gouvernement dans son arrêté du 30 décembre 2021 (publié au Journal Officiel le 31 décembre) autorise pour la première fois l’extraction du CBD en France et un taux de THC jusqu’à 0,3%. L’arrêté interdit en revanche la vente aux consommateurs de feuilles et de fleurs de chanvre brutes sous toutes leurs formes, seules ou en mélange avec d’autres ingrédients, afin d’être infusées ou fumées. Le 24 janvier, le Conseil d’État a suspendu à titre provisoire cette interdiction au motif qu’il y aurait un doute sérieux sur sa légalité en raison de son caractère potentiellement disproportionné (le taux de THC < à 0,3% est validé par l’arrêté lui-même et il existe des méthodes pour vérifier la teneur en THC des fleurs et feuilles de CBD). Cette suspension est un motif d’espoir pour tout le secteur, dans l’attente de la décision au fond du Conseil d’État attendue en fin d’année.

Pascale Caussat

Pascale Caussat

Journaliste indépendante spécialisée économie, tendances, art de vivre

Elle collabore avec de nombreux journaux et magazines comme Le Journal du Dimanche, Stratégies, Alternatives Économiques, 4 saisons, Culture Agri…

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Marie

Marie Nicot

Spécialisée en agro-alimentaire, avec, au centre de mes préoccupations, l’évolution de l’agriculture vers un modèle plus durable. Le chanvre illustre parfaitement cette transition. C’est pour cette raison que la journaliste Pascale Caussat, la photographe Snezana Gerbault et elle-même mènent une enquête au long cours sur cette plante et ses usages. Marie Nicot collabore à L’Express, Le Figaro, Culture Agri, LSA… Lauréate du Grand prix du journalisme agricole de l’AFJA (Association des journalistes de l’agriculture et de l’alimentation) en 2017.

Pascale Caussat

Snezana Gerbault

Auteure photographe et ingénieure agronome

Snezana Gerbault travaille pour la presse spécialisée dans les domaines du jardin, de la nature et de la gastronomie. Auteure d’une dizaine de livres, elle développe parallèlement un travail plus personnel et expose régulièrement ses photographies.

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