Alors que le rétrofit revient à la mode dans un contexte de transition industrielle, voilà l’histoire singulière d’une entreprise qui l’a pratiqué dès les années 1980, à l’instinct et par amour du métier.
Le rétrofit est un processus qui vise à donner une seconde vie à une machine industrielle, par remplacement partiel de certaines pièces ou en adaptant sa mécanique par l’intégration de nouveaux process.
Julien Faure, c’est une histoire de choix industriels difficiles mais judicieux, de renonciations inévitables mais salutaires. Une vision du métier qui le pousse à pratiquer d’instinct le rétrofit, à en faire une marque de fabrique pour asseoir un savoir-faire que l’industrie du luxe apprécie aujourd’hui.
Chez Julien Faure, on fabrique du ruban de père en fils depuis cinq générations. La société stéphanoise a eu ses heures de gloire et a prospéré pendant toute la seconde moitié du XXe siècle. Mise à mal par la délocalisation de la confection puis du sourcing textile, par la baisse du dollar et de la lire, la société abandonne son activité de tissage de soierie en 2014 pour se recentrer sur son métier d’origine : le ruban.
Alors que les machines vieillissent et que des métiers plus automatisés, permettant d’énormes gains de productivité envahissent le marché, Julien Faure fait le choix, totalement à contre-courant à l’époque, d’adapter son outil de production avec pragmatisme et vision. Pragmatisme car certains types de rubans, qui ne nécessitent pas de travail minutieux peuvent être fabriqués sur des machines modernes. Vision car l’entreprise va faire muter son outil industriel pour conserver des savoir-faire menacés de disparition. D’instinct, il choisit de nourrir son marché de niche, sans céder aux sirènes d’une automatisation, certes nécessaire pour certains usages mais risquant aussi d’appauvrir le produit.
Parlez-nous de ce virage de 2014 et des choix que vous avez faits ? Comment répond-on dans le temps au défi de l’adaptation de son outil de production ?
Dans les années 90, le métier a évolué très vite et sur tous les fronts avec l’arrivée de nouvelles machines à aiguilles, plus automatisées et de nouveaux logiciels. Le virage stratégique de 2014 nous a permis de concentrer notre effort capitalistique sur le ruban. Mais les nouveaux métiers à tisser ne permettaient pas de fabriquer toute l‘étendue de la gamme que nous avions. C’est à ce moment que j’ai décidé d’intégrer l’activité de nos passementiers qui partaient petit à petit à la retraite, emportant avec eux un savoir-faire précieux. Nous avons financé sur nos fonds propres l’adaptation de notre outil de production en hybridant techniques anciennes et nouveaux procédés. Les vieux métiers sont plus lents, plus compliqués à réparer mais ce sont des machines remarquables. Nous en avons conservé l’essentiel mais en avons modernisé certains aspects. Par exemple, pour permettre le changement de dessin rapide, nous avons intégré aux métiers des mécaniques jacquard modernes. Aujourd’hui nous sommes les seuls à pouvoir fabriquer des produits très spécifiques utilisant pleinement la technique jacquard à plusieurs trames et plusieurs chaînes.
Quel est le profil de votre outil industriel aujourd’hui ?
Nous possédons un parc de 80 machines:
- 30 sont des métiers navette modernisés sur lesquels nous réalisons le gros de notre activité.
- 20 sont des métiers navette des années 50 à 60.
- 20 sont des métiers aiguille automatisés pour les produits très simples.
- 10 métiers très anciens qui servent à la production et à l’échantillonnage. Les plus vieux datent de 1850.
Nos clients apprécient ce mélange entre l’origine – la machine ancienne et sa technique ancestrale- et les machines modernisées qui font la même chose mais plus rapidement.
Mais dans un monde obsédé par le gain de productivité, comment parvient-on à rester compétitif avec de tels choix industriels ?
Dans un premier temps il faut être capable d’utiliser les machines et donc former les utilisateurs car ils partent en retraite petit à petit. Il y a donc un travail de transmission que nous cultivons au jour le jour. Nous comptons aussi sur le regain d’intérêt pour le textile dans les écoles d’ingénieurs spécialisées pour nous accompagner dans cette mission.
Par ailleurs, les pièces disparaissent et ne sont plus fabriquées. Nous les fabriquons nous-même en utilisant de l’impression 3D par exemple.
Avez-vous des exemples de produits très spécifiques réalisés grâce à ces métiers navette ?
C’est le cœur de notre métier ! Certains produits, très purs dans leur finition, sont prisés par le luxe. D’autres très techniques sont réservés à des usages bien spécifiques.
Julien Faure nous montre un ruban translucide mordoré qui ressemble à de l’organza de soie avec au centre un riche motif floral.
Sur ce ruban, le fil du motif central est tissé en même temps que la trame du ruban. Sur un métier moderne, le fil de motif aurait traversé toute la largeur du ruban, laissant un fil flottant qui viendrait nuire à la transparence sauf à devoir être découpé dans un second temps.
Nous fabriquons également sur métiers navettes des bases de taffetas polyester permettant l’intégration d’une puce RFID, ce qui n’est pas possible avec une étiquette imprimée qui ne tient pas en blanchisserie. Autres exemples : les sangles de parachute pour certains usages militaires ne peuvent être homologuées que si elles sont tissées sur métiers navettes. Dans le domaine médical, notre technique permet de réaliser un tissage tubulaire qui se sépare en deux. Nous avons longtemps eu comme client de ce procédé une entreprise américaine de santé fabricant des prothèses vasculaires.
Pour en savoir plus sur ce thème du maintien des savoir-faire industriels, venez écouter Julien Faure lors de la table ronde « Rétrofit allier low tech et high tech » le 20 septembre lors des Fashion Tech Days.
Victoria Bonnamour
Créatrice et gérante de la marque Bonâme, un vestiaire féminin et culturel entièrement fabriqué en France en upcycling.
Elle est également enseignante en Économie du luxe et Histoire de la mode et autrice d’un blog sur le costume, l’art et la mode «L’étoffe des héroïnes ».