Article extrait de la revue Hummade #2 et rédigé par Catherine Dauriac.
L’histoire connue du lin textile commence il y a 38 000 ans dans une grotte géorgienne. La découverte de quelques faisceaux de fibres torsadés et colorés de pigments confirme le travail de la main de l’homme. Première fibre textile de l’histoire de l’Humanité, le lin s’impose dans un monde en transition comme une matière à expérience, marqueur pérenne de la slow fashion et de l’éco-design sur l’ensemble de ses marchés Mode, Maison, Art de Vivre et Composite.
Naturalité – une grande culture européenne
«Le combat écologique est à la fois un combat de vision du monde et de préservation de notre jardin nourricier».
Ces mots d’Isabelle Delannoy, théoricienne de l’«Économie Symbiotique» (ouvrage paru chez Actes Sud en 2017, voir sa tribune en p. 100 de la revue Hummade) s’appliquent au lin de bien des façons. Sobre et peu exigeante, cette agro-ressource européenne se cultive sans irrigation (à 99,9%), et bien sûr sans OGM, avec très peu d’intrants. Content de l’eau de pluie fournie par le climat de son terroir de prédilection, une bande de terres limoneuses qui va de Caen à Amsterdam, le lin a la générosité de préparer les sols pour les cultures suivantes, notamment les céréales d’hiver, en bon compagnon des écosystèmes et de la biodiversité. À compter du semis en mars, il faudra 100 jours à la plante pour fleurir et «C’est juin qui fait le lin»! Si 85% du lin fibres longues mondial est cultivé en Europe de l’Ouest, avec 117000 hectares et 141000 tonnes de fibres longues teillées en 2018 (1) , et «si la France en est le premier producteur mondial, il faut garder à l’esprit que les fils de lin sont créés par assemblage – à l’instar du champagne, lors de la filature, à partir de plusieurs lots issus de plusieurs exploitations et plusieurs récoltes, et ne peuvent être assignés à un seul pays ou à un millésime», rappelle Marie Demaegdt, Directrice Textile et RSE de la Confédération Européenne du Lin et du Chanvre (CELC).
(1) Source CELC, 2019
Une fibre de proximité
La culture du lin est le fruit de savoir-faire non délocalisables garants d’un tissu social homogène avec des emplois pérennes à la clé, comme le binôme agriculteur/teilleur. Chacun de leurs gestes, chacune de leurs décisions garantissent une récolte réussie. La culture du lin est renouvelée en rotation tous les 7 ans, à la recherche du meilleur rendement mais sans jamais épuiser les ressources des terroirs.
«Naturalité, éthique et traçabilité», ce lexique propre au lin illustre le champ des exigences du consommateur face à un marché mondialisé où les quêtes de transparence, de responsabilité et d’éco-comportements sont devenus d’indispensables gages de qualité. Ces valeurs modélisent un nouveau territoire d’expression et d’expertise pris en compte par la Confédération Européenne du Lin et du Chanvre – CELC, autorité fédératrice de la filière agro-industrielle du lin, dans ses missions d’information et d’accompagnement d’initiatives professionnelles et grand public:
«des engagements garantis par deux labels: European Flax® certifiant l’origine européenne d’une fibre de qualité Premium vers tous ses débouchés (audit Bureau VERITAS); et la traçabilité, lorsqu’elle est assurée par des entreprises européennes à toutes les étapes jusqu’au fil et au tissu, se labellisant Masters of Linen®, marque déposée et club d’excellence textile»
(voir notre encadré sur la collection «LIN» de la marque Une Autre Mode Est Possible). L’entreprise française Safilin, certifiée Masters of Linen®, souhaite réintroduire une filature de lin en France. Ce projet ambitieux, porté également par LCbio, par les industriels Emanuel Lang (Velcorex) et Filatures de France, avec les marques 1083, Le Slip Français, Splice, Dao, demandera d’importants moyens et l’adhésion de grandes marques. Les essais sont en cours en Alsace.
Mode, bien-être et éco-innovations
Pendant tout le Moyen-Age, le lin et le chanvre vont constituer, avec la laine, la base des ressources en fibres textiles. Un lin déjà réputé antibactérien et dont on se drape, sur les conseils d’Hildegarde de Bingen, pour repousser les dangers de la Grande Peste et soulager les blessures sur les champs de bataille. Plus près de nous, le lin s’invite chaque saison sur les podiums, un lin qui s’adopte hiver comme été pour ses qualités intrinsèques et sa main si particulière, nerveuse et vibrante. Source d’inspiration pour toutes les familles de créateurs, de la Haute Couture au prêt-à-porter de luxe jusqu’aux jeunes marques de niche, le lin tisse sa toile dans les collections. Thermorégulateur et anallergique, il absorbe jusqu’à 20% de son poids en eau, et peut donc entrer dans la confection de vêtements de sport. La sensuelle maille de lin infroissable développée par les tricoteurs portugais, italiens et français grâce à une R&D dédiée et la mise au point de fils de lin assez fins et réguliers pour être tricotés sur des métiers jersey est une réalité économique récente, encore inexistante dans les années 2000, et qui représente aujourd’hui environ un quart des textiles lin en prêt-à-porter, tous marchés confondus.
Si 90% de sa production est toujours dédiée au textile pour la mode et avec de belles innovations pour la décoration (revêtement outdoor ou retardateur de feu plus écologiques), le lin européen s’engage aujourd’hui dans un futur souhaitable grâce à des composites bio-sourcés aux performances mécaniques avérées (faible densité et donc légèreté, rigidité spécifique plus élevée que les fibres de verre, absorption des vibrations, isolation thermique et acoustique) pour l’écoconstruction, l’industrie automobile, l’aéronautique ou les sports et loisirs. Camille Deligne propose un gobelet fabriqué à partir de fibres de lin et de polymères bio-sourcés, alternative aux gobelets classiques en plastique réutilisable. Last but not least, lin et musique font bon ménage: alternative au bois, il entre dans la fabrication de guitares sèches ou électriques, de ukulélés et de violons, à la qualité acoustique remarquable et plus légers à transporter. Plusieurs récompenses distinguent des hauts-parleurs offrant une meilleure dynamique et un son plus homogène.
Fibre de proximité, fille de la terre, de l’air et de l’eau, et bien qu’elle ne représente que 0,4% des fibres naturelles mondiales, la fibre de lin sait ainsi se réinventer, mêlant nature, luxe et innovation.
«C’est d’abord l’histoire d’Aliéna, ma grand-mère, «invitée» à partir à New-York avec son mari conservateur au Louvre lors de la seconde Guerre Mondiale. J’ai eu envie de faire des robes à partir de ses nuisettes en nylon, grande innovation de cette époque, aux découpes superbes. C’est aussi l’histoire d’une plante, avec ce fil de lin qui apporte une main vibrante à notre fil de chaussettes recyclé plutôt duveteux, qui donne cette robe crochetée, imaginée en équipe, travaillée sur moulage, grâce au partenariat avec le filateur Safilin. Romantiques, poétiques, ces robes sont faites pour se marier, avec soi, avec l’autre, avec l’univers.» Marcia de Carvalho
«LIN», première capsule Manifeste de la marque Une Autre Mode Est Possible
Slogan historique de l’Herbe Rouge, marque contemporaine pionnière de la slow fashion aux 12 récompenses sous la houlette de Thibaud Decroo et Arielle Levy Verry de 2008 à 2017, Une Autre Mode Est Possible est aujourd’hui l’étendard du label UAMEP, collectif associatif de créateurs engagés. C’est également une ligne de produits « Manifeste » créée par le duo intergénérationnel reconstitué de L’Herbe Rouge, Elise Redel et Arielle Levy Verry, qui a souhaité reprendre la parole par le biais de ce qui les nourrit le plus: la création.
Les différentes collections capsules en séries très limitées entendent illustrer de manière concrète les différentes facettes de l’éco-conception sur toute la chaîne de valeur textile et via plusieurs approches: biosourcing, zéro déchet, made in France, co-création, upcycling, artisanat et valorisation des savoir-faire, etc.
Pour le duo, tout part de la matière: sublimer une matière c’est l’aimer, la connaître et la préparer comme un bon plat. Connaître la matière, c’est ainsi s’imprégner du terroir d’où elle provient, c’est l’apprivoiser selon sa composition, sa jauge, sa trame, son point, son degré d’humidité, sa rétraction, sa résistance, ses qualités mécaniques. Il s’agit également pour le designer de s’investir dans une relation horizontale et non verticale en travaillant main dans la main avec le cultivateur, le filateur, le tricoteur, le tisseur, l’ennoblisseur, le confectionneur, le teinturier.
Pour cette première capsule, Elise et Arielle sont retournées dans le Nord du Portugal, à Barcelos, chez leurs amis Laurent (le filateur), Steven (le tricoteur) et Antonio (le façonnier). Avec eux, elles ont imaginé une collection de tops en lin européen certifié Masters of Linen®. La ligne se compose d’un modèle de tee-shirt et d’un modèle de débardeur pour femmes, et d’un modèle de tee-shirt pour hommes, chaque pièce étant déclinée en bleu et bordeaux. La confection a été réalisée dans une démarche zéro déchet grâce à l’utilisation de fins de rouleaux et de chutes de tissu pour réaliser les étiquettes. La transparence est ainsi totale sur toute la chaîne de valeur, de la matière première agricole au produit final. Les prix sont justes et accessibles, afin de permettre au plus grand nombre d’avoir accès à cette mode alternative qui fait du bien et qui ouvre la voie à de nouveaux modes de créer, produire, distribuer et consommer.
Catherine Dauriac
Rédactrice en chef adjointe de la revue Hummade et présidente de Fashion Revolution France.