Nous avons rencontre Alexis Arragon, directeur général de la start-up Skinvaders. Interview par Vidya Narine.

Vidya Narine.Vous dirigez la start-up Skinvaders qui met en relation marques de mode et plateformes de jeux vidéo selon leurs besoins et accompagne l’ambition de ces acteurs sur le long terme.
Comment est né chez vous le lien entre mode et gaming?
Alexis Arragon. Tout petit déjà, je voulais travailler dans le secteur du jeu vidéo. J’y ai d’ailleurs occupé différents postes: technique, marketing et expérience client. Je comprends donc les objectifs du développement d’un produit comme les enjeux de sa réception.
D’un autre côté, l’expression de soi, le rapport à l’identité à travers la création m’a toujours passionné. Comment chacun s’exprime-t-il à travers l’art ou sa manière de s’habiller?
J’ai monté une première start-up de service B2C premium qui avait pour mission de démocratiser la mise en relation entre particuliers et photographes professionnels, pour les portaits.
À l’occasion du Web Summit de 2019 que j’ai visité comme entrepreneur, j’ai eu la chance d’entendre Daniel Grieder, CEO de Tommy Hilfiger Europe (PVH). Il expliquait comment la 3D était déjà utilisée chez eux pour créer les collections et les vêtements virtuels visibles sur leur site de e-commerce. Ils réalisaient des gains d’échelle, des économies dans la production de collections et prévoyaient même une collection entièrement virtuelle en 2022, avant la mise en boutique. En ces temps là, l’industrie textile abordait à peine les questions écologiques fondamentales.
J’ai eu une véritable prise de conscience sur les avancées technologiques dans la mode. Le choc ! J’ai alors naturellement bifurqué… vers la mode digitale et la 3D.
J’ai appris à connaître la chaîne de valeur d’une marque pour identifier des opportunités dans la 3D. J’ai aussi créé Stylé, une start-up qui proposait des expériences omnicanales engageantes, en créant des interactions avec des vêtements 3D en temps réel. Après de beaux projets avec Chloé, Fusalp, et Burberry, notre expertise a séduit les fondateurs de Skinvaders qui m’ont proposé de les rejoindre en tant que managing director.
Quel est le business model de Skinvaders?
Alexis Arragon. Le gaming est un secteur mature, c’est une industrie énorme qui représente 300 milliards de revenus par an, plus que le cinéma et la musique réunis.
Le profil moyen du User n’est plus l’adolescent boutonneux seul dans sa chambre. Il a plutôt 30 ans, peut-être des enfants ; il a acheté son logement et consacre un budget moyen important à ses loisirs. L’enjeu de l’audience est de taille: il y a 3 milliards de joueurs sur la planète, 4 milliards de personnes sur les réseaux sociaux.
Alors qu’il est de plus en plus difficile dans les campagnes médias traditionnelles d’avoir un reach conséquent, les jeux génèrent eux des chiffres énormes avec des populations engagées. Donc… si on porte le bon message sur la bonne plateforme, on fait mouche. Et ce pour un prix dérisoire en comparaison avec ce qu’il faudrait dépenser sur Instagram pour le même résultat.

Nous aidons les marques de mode à pénétrer ces métavers. Skinvaders démarche des marques et des systèmes virtuels de réalité augmentée, de NFT, d’outils qui convergent autour d’objets virtuels, afin de créer des collections virtuelles de mode et de les distribuer. Nous sommes un intermédiaire.
Au-delà d’une seule campagne, l’enjeu est de définir avec la marque, une stratégie globale pour le virtuel. Nous la conseillons sur les plateformes pertinentes vis-à-vis de son positionnement, pour finalement créer et animer de nouveaux canaux.
Notre société est basée au Portugal et nous sommes une dizaine de personnes. Notre business model repose sur un système de royalties entre Skinvaders, la marque de mode et la plateforme mais il peut aussi y avoir des opérations de marketing.
À ce jour, il n’y a pas de modèle prédominant car le marché évolue très rapidement. Par exemple, des NFT (Non fungible token) ont été lancés en 2021 par des marques de mode connues comme Dolce & Gabbana ou Karl Lagerfeld ; ce qui génère de nouveaux modèles.
Quelles opportunités mode et gaming représentent pour les petites et grandes entreprises?
Le directeur général de Skinvaders. Les marques de mode viennent d’abord avec l’idée d’un ROI rapide, ou d’une expérience marketing : porter leurs valeurs auprès d’une audience différente, rajeunir leur image de marque… Les contextes sont variés.
De la petite marque à la maison de luxe, les besoins sont différents mais les enjeux commerciaux peuvent être les mêmes. Que proposer à ses consommateurs dans le virtuel? Des achats d’items brandés (les skins), des NFT qui sont encore balbutiants mais qui vont accélérer? Des modèles encore inexplorés comme la fabrication à la demande ou l’accès à des collections limitées en ayant acquis des tokens ou en étant engagés sur telle ou telle plateforme?
Finalement, ce sont peut-être les petites marques qui peuvent innover avec ce type d’idées plutôt que les grosses marques. En étant plus légères dans leurs fonctionnements, elles peuvent tester et faire pivoter de nouveaux modèles plus rapidement.
Les marques s’impliquent de plus en plus. En collaboration avec les plateformes de jeu, elles cherchent à créer de vraies expériences pour leur audience. Par exemple, Vans a créé un skatepark dans la plateforme de jeu Roblox où l’on pouvait customiser planches de skateboard et baskets.
N’importe quelle marque finit par vendre un produit iconique comme la Vans. Le gaming permet, lui, de vendre l’expérience.
Aujourd’hui, on a moins besoin de produits, par contre on a soif d’expérience. C’est là que se trouve la valeur économique du gaming!
Les vêtements virtuels permettent de donner accès à l’expérience du luxe à beaucoup plus de personnes. On entre alors dans la dimension de l’identité, de l’expression du choix. C’est l’occasion d’ouvrir la conversation avec le consommateur sur ses propres valeurs, de manière beaucoup plus «démocratique» que dans la vie réelle.


Aujourd’hui, beaucoup de gens passionnés par la mode consacrent énormément de temps à créer leurs looks. Ce «stylisme» avant l’achat peut être compris, évalué en terme de métriques dans un métavers pour entraîner ensuite un acte d’achat dans la vie réelle.
Enfin, le cycle de fabrication des collections reste très archaïque. Il est long, complexe, avec des annulations très tardives pour de multiples raisons, sans visibilité sur le potentiel de vente. Quand la production est lancée, le consommateur n’a toujours pas participé ni donné son avis.
C’est une pratique à l’aveugle, un wide guess quand les mondes virtuels permettent d’impliquer les consommateurs bien plus en amont de la chaîne de valeur de la marque.
Il faut être réaliste: mettre en place des projets innovants prend du temps, cela nécessite de l’éducation, de la stratégie et de l’ambition. En tous cas, l’effet Covid a eu l’effet salutaire de créer un appel d’air, un temps de réflexion qui a permis aux marques de remettre en question certaines aberrations du système actuel (saisonnalité, surproduction…).
La mode dicte la tendance sans forcément être à la pointe de l’innovation. Quelles sont les barrières à l’entrée du gaming?
Alexis Arragon. La mode a pour habitude de copier ce qui a été fait et ce qui fonctionne. Les marques de luxe qui collaborent avec des jeux vidéo depuis 2019 permettent d’évangéliser (Balenciaga, Louis Vuitton, Uniqlo…). On parle de plus en plus de ces sujets et c’est très positif pour nous !
Avec le coronavirus, on a vu une accélération de l’intérêt des marques pour les mondes virtuels. On ne parle pas de remplacement du retail physique et du e-commerce bien sûr.
La mode alliée au gaming va devenir complémentaire des pratiques traditionnelles.
Avec les restrictions et les annulations (fashion weeks, showrooms, défilés…), il a fallu trouver d’autres moyens de faire parler de soi et l’intérêt pour le virtuel a grimpé en flèche chez les marques.
Il y a beaucoup d’inconnues pour une marque. La principale? Comment créer une vraie stratégie autour de ce potentiel?
Pour les petites marques cela peut être compliqué de prendre le sujet à bras le corps car cela ne va pas remplacer l’existant. C’est un sujet en plus impliquant une nouvelle expertise, de nouveaux rôles, potentiellement une nouvelle cible… Il faut rester pragmatique quant à ses propres moyens. C’est comme cela que, petit à petit, les choses vont se structurer dans l’organisation de la marque.
Toutes les marques ne peuvent pas faire la même chose mais le marché du gaming est une opportunité de taille massive qu’il faut considérer.
Ce marché attend aussi que les marques soient présentes. Les gamers connaissent les marques et pourtant elles ne sont pas encore présentes dans les mondes virtuels.

Alexis Arragon, directeur général de Skinvaders était présent le vendredi 10 décembre 2021 pendant les Fashion Tech Days.

Vidya Narine
Entrepreneuse dans le secteur de la mode pendant 15 ans, Vidya Narine est désormais rédactrice freelance pour les projets liés à l’industrie, avec une prédilection pour l’innovation, la mode éthique et la jeune création.
© Julie Berranger